mardi, juin 13, 2006

L'intégration de la Turquie dans l'Union Européenne: un pari pascalien



(Sous réserve de modifications, texte rédigé en février 2006)

Dans une époque où les relations internationales demeuraient organisées par le jeu de la Guerre Froide, la construction européenne demeurait circonscrite au cadre de ses seules frontières géographiques. De fait, le processus d’élargissement de l’Union s’avérait ainsi régulé par des circonstances indépendantes de la volonté politique des pays membres.
Entre la création de la Communauté européenne et la chute du Mur de Berlin, l’Europe des six sera donc devenue celle des douze après avoir intégré des pays exclusivement issus du continent européen. A compter de l’effondrement du bloc soviétique, il faudra une quinzaine d’années de négociations et du pour voir naître l’Europe des 25 le 1er mai 2004, avec l’intégration des pays dits post-socialistes. Mais désormais, la question de l’élargissement se pose en de tout autres termes, dans une configuration multipolaire des relations internationales où l’Union européenne se doit d’affirmer sa place et déterminer les limites qu’elle consentira ou non à se fixer.

C’est au travers de l’ouverture, le 3 octobre 2005, des négociations d’adhésion avec la Turquie que le renouvellement de la problématique de l’élargissement a été posée de facto. En effet, la possible intégration à l’Union d’un pays dont il n’est pas aisé de déterminer la filiation européenne suscite les plus vives réticences, si ce n’est une franche hostilité dans l’opinion publique européenne. Toutefois, cet émoi généralisé au sujet de la candidature turque semble bien tardif au vu d’un processus entamé de longue date.

Certains estiment d’ailleurs que ce processus d’adhésion débute dès 1963, date de la conclusion des accords d’association entre la Turquie et la Communauté européenne, accords dont on déduit parfois l’existence d’un engagement européen à intégrer la Turquie .
De façon formelle, le processus ne commence qu’en avril 1987, lors de la première demande officielle d’adhésion de la Turquie, qui recevra un avis négatif en décembre 1989.
Après l’entrée en vigueur de l’union douanière le 31 décembre 1995, union prévue par les accords de 1963, la Turquie obtint le statut de candidat lors du Conseil européen d’Helsinki, en décembre 1999, et ce sur la base des critères d’adhésion communs à tous les pays, fixés lors du Conseil de Copenhague de 1993.
C’est lors d’un nouveau Conseil européen à Copenhague, en décembre 2002, que l’Union décide qu’elle « ouvrira sans délai des négociations d’adhésion » avec la Turquie dès lors que celle-ci aurait satisfait aux critères de Copenhague.
Ainsi, suite au rapport positif de la Commission sur la Turquie rendu le 6 octobre 2004, ainsi qu’à une résolution du Parlement européen abondant dans ce sens, soulignant les progrès de la Turquie en matière de respect des critères politiques, le Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004 s’est prononcé en faveur d’une ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie, négociations désormais effectives depuis le 3 octobre 2005.

Il serait vain de nier la singularité de la candidature turque, dont la spécificité ne lasse pas d’étonner de par son histoire, de par les paradoxes autour desquels s’organisent la vie politique et sociale de ce pays ou de par sa situation géographique unique.
Cette candidature constitue avant tout pour l’Union européenne un cas d’école, qui pourrait bien faire jurisprudence dans les prochaines décennies quant à sa politique d’élargissement.
A ce titre, il est nécessaire d’examiner la candidature de la Turquie sous l’angle du droit communautaire positif (A), puis d’identifier l’ensemble des enjeux que celle-ci implique.





A/ La candidature turque : une exception au regard du droit communautaire

Préalablement à toute considération relative à la spécificité de la Turquie en tant que nation, c’est en tant que pays candidat que celle-ci doit être considérée, raison pour laquelle il est nécessaire de clairement définir la politique d’adhésion à l’Union européenne

1°- Les conditions d’adhésion à l’Union européenne

Simplifiée depuis le Traité de Maastricht, la procédure d’adhésion à l’Union européenne demeure principalement organisée par l’article 49 du Traité de Maastricht en sa version consolidée, qui dispose que « Tout pays européen qui respecte les principes énoncés à l’article 6§1 peut demander à devenir membre de l’Union Européenne ». On distinguera dans cette procédure le volet communautaire de celui qui relève de la seule compétence des Etats membres.

Au sein même de la phase communautaire, on peut aisément distinguer trois périodes.
La première est constituée de la procédure attachée à la recevabilité même de la candidature. Conformément à l’article 49 précité, la demande de candidature est donc adressée par l’Etat intéressé au Conseil, lequel doit se prononcer à l’unanimité, et ce après consultation de la Commission et émission d’un avis conforme du Parlement européen, qui devra à cette occasion se prononcer à la majorité absolue des membres qui le composent.
S’ensuit alors l’éventualité d’une seconde période, où la Commission peut émettre un avis préliminaire visant à organiser la stratégie de pré-adhésion, conditionnant l’ouverture des négociations d’adhésion à la réunion de critères déterminés.
Enfin, la troisième phase de la procédure communautaire débute par l’ouverture, sur décision du Conseil, des négociations d’adhésion proprement dite, qui seront en pratique menées entre les Etats candidats et la Communauté, cette dernière représentant les Etats membres.
La phase interétatique, qui vient clore l’ensemble de la procédure, s’organise autour de la conclusion d’un accord d’adhésion entre les Etats membres et les Etats candidats, ledit accord portant sur les conditions d’admission ainsi que sur les adaptations que l’admission entraînera « en ce qui concerne les traités sur lesquels sont fondés l’Union ».

Au-delà du nécessaire respect de la procédure d’adhésion, la candidature est naturellement soumise à des exigences de fond, qui découlent en partie de l’article 49 précité ainsi que de la pratique communautaire et de l’opinio juris.
Ainsi, il résulte de la rédaction de l’article 49 ce que l’on a coutume d’appeler la condition statutaire et géographique, c’est-à-dire que le pays candidat doit être un Etat reconnu comme tel par l’ensemble des Etats membres et être situé en Europe. En outre, une exigence politique s’est progressivement imposée comme condition sine qua non de l’adhésion, et ce notamment suite à l’intégration de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal, trois pays qui ne furent intégrés l’Union qu’à l’issue de leur processus de démocratisation. Dès 1978, en déclarant « solennellement que le respect et le maintien de la démocratie représentative et des droits de l’Homme dans chacun des Etats membres constituent des éléments essentiels de l’appartenance aux Communautés », les chefs d’Etat et de gouvernement consacraient l’obligation faite au pays candidat d’être un Etat démocratique et respectueux des Droits de l’Homme. Depuis la version consolidée de l’article 49 précité, disposant que seul un « Etat européen qui respecte les principes énoncés à l’article 6§1 » du Traité sur l’Union européenne est susceptible de devenir un Etat membre, il n’est plus permis de douter de l’intangibilité de cette condition politique. Enfin, à l’ensemble de ces exigences s’ajoute une condition technique non négligeable, à savoir le respect de l’acquis communautaire par l’Etat candidat, qui s’affirme autant comme le corollaire du principe d’une adhésion intégrale à l’Union européenne que comme une garantie de la pérennité des traités fondateurs de l’Union.

A considérer ces éléments, on constate que, en amont de la qualité d’Etat membre, le statut d’Etat candidat ne s’acquiert donc qu’après satisfaction d’exigences considérables. Or, certains éléments dans la candidature turque semblent témoigner d’un relatif abaissement des doléances communautaires dans ce domaine.


2°- Un affaiblissement des exigences européennes dans le processus d’adhésion

Si la candidature turque s’est fort naturellement conformée au processus d’adhésion quant à la forme, force est de constater qu’on ne saurait en dire autant quant aux conditions de fond. En effet, « les conditions de 1987 », dont les institutions de l’Union européenne semblent mal assumer la teneur, s’avèrent n’avoir jamais été respecté par la Turquie.
En effet, bien que n’ayant fait l’objet d’aucune annulation au cours du processus d’adhésion et étant mentionnée dans les rapports d’étapes de novembre 2003 et octobre 2004, ainsi que par le Parlement dans le rapport Oostlander, les conditions posées par le Parlement européen lors de la première demande officielle de la Turquie sont incontestablement demeurées lettres mortes. Le Parlement avait ainsi érigé la reconnaissance sans condition du génocide arménien, la reconnaissance de la république de Chypre et le retrait des troupes turques de l’île, le plein respect des droits de l’homme, ainsi que la reconnaissance et le respect des minorités religieuses non musulmanes sunnites comme conditions sine qua non d’une intégration de la Turquie, et c’est notamment sur la base de celles-ci qu’avait alors été refusée la candidature turque.

Or, il est indéniable qu’aucune avancée notable n’a eu lieu quant aux questions relatives au génocide arménien. La propagande négationniste est encore à l’œuvre dans les écoles turques et dans l’espace public, où toute opposition peut être qualifiée de trouble à l’ordre public ou d’ « hostilité anti-turc » .
De même, malgré la signature en 2004 par Ankara d’un protocole additionnel d’accord douanier dont Chypre est également signataire, le chef de la diplomatie turque a affirmé que la dite signature ne constituait « en aucun cas une reconnaissance implicite de Chypre par Ankara » . Ainsi, on assiste à une situation ubuesque sur la scène européenne, où un Etat membre à part entière de l’Union est partiellement occupé par l’armée d’un Etat candidat, qui persiste de plus à ne pas reconnaître la seule entité de l’Ile de Chypre qui bénéficie de la reconnaissance de la communauté internationale.
Concernant le respect des « minorités religieuses », telles les Alévis , représentant un cinquième de la population turque, il faut souligner que celles-ci ne disposent pas de la personnalité juridique et ne sont donc pas habilitées à gérer librement leur patrimoine ou leur lieux de culte. En effet, l’acquisition des lieux de culte reste soumise à l’accord préalable d’une organisation musulmane, la Direction des Fondations , qui s’est notamment fixé pour objectif de pourchasser le « prosélytisme chrétien ». De même, on retiendra que l’article 163 du Code pénal turque a érigé « l’évangélisme » et le « prosélytisme » autre que musulman sunnite en infraction sévèrement réprimée, au motif que « ces activités missionnaires » seraient « inspirées par des mobiles politiques, menaçant l’harmonie sociale entre les turcs » .
Concernant le respect des droits de l’Homme, et malgré de substantielles évolutions dans ce domaine, la Turquie reste néanmoins sujette à caution. En effet, même si selon les termes même de Günter Verheugen, ex-commissaire européen à l’élargissement, « la pratique de la torture n’est plus systématique en Turquie » , elle y reste courante, ce qui est attesté par de nombreux rapports émanant d’organisations de défense des droits de l’homme ainsi que par des rapports de la Commission européenne même. Par ailleurs, la liberté d’expression subit encore de nombreuses restrictions en Turquie. Les articles 312 et 305 du Code pénal réformé en 2004, censé satisfaire au " niveau requis par les standards européens", prévoient en effet des peines de dix et deux ans de prison ferme pour les citoyens turcs qui mentionneraient l’existence du génocide arménien, reconnaîtraient la république de Chypre ou critiqueraient l’Etat turc ou le gouvernement et ce qui est appelé « les avantages nationaux ».
Malgré ce constat affligeant au regard des conditions de 1987 et des critères de Copenhague, la Commission européenne, et ce malgré de nombreuses réserves relatives à "la torture, les droits de la femme, les droits syndicaux, la liberté religieuse, les rapports entre le civil et le militaire", a estimé le 6 octobre 2004 que la Turquie respectait « suffisamment » les critères démocratiques fixés par l’Union européenne. C’est sur la base de ce rapport pourtant mitigé, qualifié de « réponse positive mais prudente » par Romani Prodi, que la décision fut prise d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie. Force est de constater que nous sommes fort éloignés du seuil d’exigence qui prévalait en 1987.

Dans le cadre des négociations d’adhésion récemment ouvertes, et malgré une candidature largement défaillante au regard du droit communautaire, il n’est évidemment plus temps de contester à la Turquie son statut de pays candidat. Un tel retournement signifierait pour l’Europe de consentir à se décrédibiliser tant aux yeux de son opinion publique que de ses interlocuteurs turques Désormais, seuls les enjeux portés par cette candidature méritent de retenir l’attention.


B/ La réalité des enjeux de la candidature turque

Le plus fréquemment, il est à déplorer que le débat relatif à la candidature turque soit monopolisé par des discours à la xénophobie à peine voilée auxquels s’opposent des plaidoyers d’un angélisme pathologique. Ainsi est-il nécessaire dans un premier temps d’évincer de ce débat essentiel les éléments qui le biaisent, afin de discerner les véritables enjeux qu’implique la candidature turque.

1°- Un débat sous influence morale et culturelle

L’« européanité » de la Turquie est sans aucun doute le point le plus propice à la controverse, que celle-ci soit évoquée en termes culturels, religieux ou géographiques.
S’agissant d’un pays dont plus de 95 % du territoire est situé en Asie, il est évident que l’adhésion de la Turquie constituerait un abandon sans précédent du critère géographique retenu jusqu’alors par l’Union. Du fait d’un abandon déjà partiellement consacré par l’ouverture des négociations d’adhésion, on assiste naturellement à l’émergence de critères nouveaux, ou plus précisément de faisceaux d’indices destinés à attester de l’appartenance de la Turquie à l’Europe.

Dans ce contexte d’incertitude, il est donc fréquemment rappelé que la Turquie est l’un des piliers de l’Otan et qu’elle est également membre du Conseil de l’Europe. Or ces arguments semblent encourager une confusion de nature entre des institutions pourtant indépendantes les unes des autres.
En effet, l’Otan est une organisation pluricontinentale, composée de 26 pays d’Amérique du Nord et d’Europe, offrant à ses Etats membres une structure au sein de laquelle ils peuvent se consulter sur les questions de sécurité d’intérêt commun, qui de toute évidence dépasse de loin le cadre communautaire. Le Conseil de l’Europe, composé de pas moins de quarante-six Etats membres, est une organisation internationale visant à promouvoir la démocratie, les droits de l’homme, l’identité culturelle européenne. A moins d’afficher clairement la volonté d’une Union européenne « à quarante-six », projet relevant pour l’heure de l’utopie, on comprend difficilement en quoi l’adhésion de la Turquie au Conseil de l’Europe en ferait un pays plus européen que l’Azerbaïdjan, également membre de cette organisation.
Mais quand bien même ces arguments devraient être recevables, ces différentes institutions étant alors considérées comme antichambres de l’Union européenne, il reste que l’adhésion de la Turquie à une institution telle que l’Organisation de la Conférence Islamique, dont l’objet est de promouvoir l’islamisme wahhabite dans le monde, est de nature à sérieusement contrarier l’appartenance de la Turquie à l’Europe sur la base des critères d’adhésion à des organisations considérées comme européenne.
Par ailleurs, certaines voix s’élèvent pour rappeler que l’intégration aurait été promise à la Turquie. En effet, du fait que le préambule des accords d’association de 1963 précisait que « l’appui apporté par la communauté européenne aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la Communauté », les partisans actuels de la candidature d’Ankara croient y décèler l’expression d’un engagement solennel de l’Europe envers la Turquie. Mais cette interprétation de la convention d’association de 1963 ne prend pas en compte l’intégralité du texte. A la lecture de l’article 28 du traité institutif des dits accords, la théorie d’une adhésion « promise » semble nettement contrariée, puisqu’il est mentionné sans ambiguïté possible que « Lorsque le fonctionnement de l’accord aura permis d’envisager l’acceptation intégrale, de la part de la Turquie, des obligations découlant du traité instituant la Communauté, les parties contractantes examineront la possibilité d’une adhésion de la Communauté à la Turquie ».

Mais, il faut en convenir, ce n’est pas la situation géographique de la Turquie qui pose immédiatement problème, que ce soit dans l’opinion publique ou auprès des élites européennes, mais bien le fait qu’il s’agisse d’un pays majoritairement musulman, et que cette religion suscite les plus vives inquiétudes dans l’Europe actuelle.
Dans cet frilosité européenne face à l’Islam, les partisans d’une intégration à l’Union de la Turquie opposent fréquemment la laïcité de cette dernière aux promoteurs d’une Europe judéo-chrétienne. Or, il convient de préciser que le concept de laïcité en sa version turque diffère grandement de celui généralement appliqué par les Etats membres de l’Union. En effet, si le kémalisme politique a largement contribué à favoriser le développement d’une exception laïque au sein d’un environnement musulman, il faut convenir que cette dernière est en déclin permanent depuis 1950 et ne doit sa survie qu’à l’autoritarisme militaire qui imprègne la société turque.
En effet, malgré un préambule de la Constitution de 1980 affirmant que « en vertu du principe de laïcité les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’Etat ni à la politique » et l’article 24 de ladite Constitution qui dispose que « Chacun possède la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse », la Turquie contemporaine ne souffre plus la comparaison avec celle de Mustafa Kemal. L’enseignement de la religion musulmane y est en effet obligatoire dans les écoles et donne ainsi lieu à la rémunération de 90000 imams par l’Etat, les non-musulmans y sont écartés de la haute fonction publique et l’appartenance religieuse fait l’objet d’une mention sur les cartes d’identité… La pratique est incontestablement fort éloignée de l’esprit des textes fondamentaux.
De plus, si l’on considère la récente accession au pouvoir de l’AKP en novembre 2002, parti qualifié d’ « islamiste modéré », qui s’avère être l’héritier du Milli Görüs, c’est à dire une doctrine ayant réalisé la jonction entre le nationalisme turc et de l’islamisme, dont la lutte contre la laïcité, les valeurs occidentales et le kémalisme a toujours constitué l’un des piliers. De même, on est droit d’émettre quelques réserves quant à l’avenir immédiat de la laïcité en Turquie, si l’on considère la personnalité et l’entourage de Recep Tayyip Erdogan, premier ministre dont le directeur de campagne, Abdulrhamane Dilipak, est l’auteur d’un best-seller intitulé Vive la Charia. En 1998, Erdogan, auteur de cette sommation à l’Europe de démontrer qu’elle n’était pas « un club chrétien », fut condamné pour incitation à la haine religieuse pour avoir récité en public les vers de l’un des pères du nationalisme islamiste turc . Le fait qu’Erdogan considère que « la démocratie n’est pas une fin mais un moyen » n’est pas sans éclairer par ailleurs sur la nature de l’ « islamisme modéré » de l’AKP, dont on peut supposer que la modération ne porte pas tant sur la teneur des convictions que sur les moyens de les concrétiser.
Pour autant, les arguments des opposants à l’intégration de la Turquie relatif à une incompatibilité religieuse ou culturelle de celle-ci avec l’héritage judéo-chrétien dont l’Europe serait dépositaire apparaissent difficilement recevables. En effet, au-delà du fait qu’ils portent eux-mêmes atteinte à la vocation laïque de l’Union, telle qu’elle peut se déduire du refus d’inscrire dans le projet de Traité de Constitution pour l’Union les « racines chrétiennes » de l’Europe, l’argument d’une incompatibilité religieuse de principe repose essentiellement sur le fantasme une Europe religieusement unie. A ce propos, il a été fort justement rappelé que l’Europe chrétienne, c’est-à-dire la chrétienté organisée en une entité politique européenne, n’a pas duré au-delà de quelques décennies carolingiennes .

De cette affirmation récurrente de l’incompatibilité de Turquie avec l’« identité européenne » que les élites européennes elles-mêmes ne manquent pas d’alimenter , c’est une conception anachronique de l’Union européenne qui transparaît en filigrane. En effet, le débat ainsi mené laisse à penser que l’intégration de la Turquie est assimilable à une question de politique intérieure qui se poserait dans le cadre d’un Etat-Nation, qui plus est dans sa définition la plus stalinienne , c’est-à-dire exclusivement déterministe. Or l’Union européenne, bien qu’elle soit une communauté historiquement constituée et politiquement organisée, n’a jamais eu pour vocation d’être une transposition à l’échelle continentale du concept de l’Etat-Nation, et se révèle avoir été un ensemble hétérogène dès sa création. Aujourd’hui encore, il n’existe pas d’unicité européenne et certains pays demeurent sous influence religieuse, sur des points aussi importants que l’avortement notamment . Son ambition originelle a toujours moins été de se substituer aux nations que d’organiser leur coexistence pacifique par une collectivisation de leurs intérêts et d’un ensemble de processus décisionnels.
En définitive, il faut convenir que la candidature turque pose à l’Union européenne « un réel problème existentiel » . Elle la questionne sur une problématique fondamentale mais dont elle avait jusqu’ici fait l’économie : elle l’interroge sur son identité, sur la nature de son projet autant que sur les limites qu’elle entend se fixer. C’est ainsi que la candidature turque cristallise tous les non-dits de l’Europe et la somme de sortir de sa réserve sur des thèmes dont elle se voulait affranchie depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Malgré l’importance de déterminer la possible existence d’une identité européenne, il serait toutefois regrettable de sacrifier la candidature turque à ce seul intérêt. C’est en fonction des principes fondamentaux sur lesquelles se fondent l’Union, tels qu’ils résultent des traités institutifs, et de ses intérêts que l’éventualité d’une adhésion de la Turquie doit être discutée.


2°-Les véritables enjeux de la candidature turque

La survie de toute entité politique dépend essentiellement de sa capacité de conciliation entre ses intérêts et les valeurs dont elle se réclame.
Nous avons pu constater précédemment, s’agissant de la recevabilité de la candidature turque, que l’Union avait ostensiblement sacrifié à quelques principes au regard des critères de 1987. Dès lors, il devient nécessaire de déterminer si cette révision à la baisse des exigences de l’Union quant à la candidature turque se trouve justifiée par ses intérêts.

Jacques Chirac lui-même a défini le triple intérêt de cette candidature. Dans un premier temps, il est souligné l’importance politique d’un tel élargissement de l’Union « sur le plan de la sécurité, de la stabilité, de la paix », argument qui renvoie implicitement à une intégration de la Turquie animée par l’ambition de contredire la théorie du « choc des civilisations ». Ensuite, l’intérêt économique est également mis en exergue, du fait que « la Turquie représente un énorme marché et un pays puissant économiquement ». Enfin, il est régulièrement avancé l’intérêt géostratégique d’une Union européenne « renforcée dans sa puissance pour demain par la présence de la Turquie » « face aux grands ensembles du monde, de la Chine, de l'Inde, de l'Amérique du nord ».

S’agissant de l’intérêt politique et géostratégique, il demeure permis d’émettre quelques réserves quant à la pertinence pour l’Union de devenir frontalière, suite à l’intégration de la Turquie, de pays ouvertement hostiles à l’Occident, tels l’Iran et l’Irak, ou réputés pour être un espace privilégié de recrutement et de transit des réseaux islamo-terroristes, telle la Géorgie et l’Azerbaïdjan. De plus, il faut préciser que sur un plan purement politique, l’intégration de la Turquie, loin de constituer l’interface tant espérée entre l’Europe et le Moyen-Orient, ne fera vraisemblablement qu’attiser le ressentiment croissant du monde musulman contre l’Europe. Tout porte en effet à croire qu’un tel événement représenterait pour les plus fervents musulmans une énième expression de l’impérialisme occidental, qui absorberait ainsi la nation qui a porté le califat pendant près de cinq siècles. Mais, outre le caractère douteux de cette rhétorique suggérant qu’il vaudrait mieux avoir la Turquie « avec soi que contre soi », procédé que certains n’hésitent pas à qualifier de « chantage à la peur », celle-ci méconnaît manifestement la façon dont est considérée la Turquie dans le monde musulman. En effet, déjà qualifiée de « régime apostat » depuis l’abolition du califat par Mustafa Kemal Atatürk en 1924, la Turquie est également très vivement critiquée pour les relations qu’elle entretient avec les Etats-Unis et Israël, étant à ce titre fréquemment comptée au nombre des « laquais serviles de l’Occident ».

Ensuite, concernant l’intérêt économique supposé d’une entrée de la Turquie dans l’Europe, certains éléments viennent fortement atténuer l’euphorie de cet argument. En effet, la Commission européenne a elle-même évalué le coût d’une adhésion de la Turquie à 28 milliards d'euros par an, du fait des « subventions de rattrapage » qui lui seraient censément alloués sur les mêmes critères que les pays récemment intégrés, afin que soit modernisée son économie. Sachant que ce coût estimé par la Commission représente près du tiers du budget total de l'Union et de la totalité des fonds structurels actuels, et que l’incertitude règne quant à la durée de cette aide à la modernisation, on saisit que sur le plan économique, il est donc permis de tempérer l’enthousiasme économique que suscite l’éventualité d’une intégration de la Turquie. De plus, la Commission avait estimé en 1995 que l’élargissement à vingt-cinq, sans prendre en compte la Turquie donc, entraînerait une baisse du revenu individuel des citoyens de l’Union de 16 %... Sur le seul plan de l’économie, nombreux sont les éléments qui suggèrent que l’intégration de la Turquie dans l’Union se ferait au détriment de cette dernière, et plus nombreuses encore sont les incertitudes quant aux avantages qu’elle peut en attendre.

Mais en amont des spéculations diverses sur les intérêts d’une adhésion de la Turquie, c’est l’aptitude même de l’Union à intégrer un nouveau membre qui doit réellement fa ire débat. En effet, les critères d’adhésion dits de Copenhague ont clairement disposé que « la capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne constitue également un élément important répondant à l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats ». Ce critère d’aptitude, outre la question économique qu’il soulève et que nous avons évoquée précédemment, implique que la construction européenne ne saurait être menée sur le seul plan de l’élargissement, sans s’accompagner de l’approfondissement nécessaire au fonctionnement cohérent d’une Union considérablement élargie. Or, si l’on prend en compte le fonctionnement de l’Union à vingt-cinq sous l’empire du traité de Nice, on constate que les processus d’élargissement et d’approfondissement, qui devaient êtres menés conjointement, sont désormais désolidarisés, rendant l’Union d’autant plus difficile à gouverner. Dans l’hypothèse d’une pérennisation d’un système favorisant les Etats les plus peuplés dans le cadre du processus décisionnel, tel le système de la « double majorité qualifiée » en vigueur, et considérant la démographie exponentielle de la Turquie, celle-ci deviendrait l’un des Etats prépondérants au sein du Conseil européen et du Parlement, avec tous les risques de paralysie que cela comporte pour l’Union si l’ actuelle orientation politique de l’AKP venait à perdurer à Ankara.

En définitive, les arguments en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’Union sont animés d’un ressort paradoxal. D’un côté apparaît une conception fataliste de la construction européenne, dans laquelle l’Union n’aurait plus la capacité d’interrompre un processus largement entamé, et d’un autre est affiché un optimisme inébranlable dans la capacité de la Turquie à intégrer l’Union autant que dans l’aptitude de cette dernière à l’accueillir.

Actuellement, défendre l’adhésion de la Turquie tient à priori plus du pari que du projet politique. Du côté des partisans, certains ne cachent d’ailleurs pas qu’il s’agirait d’un « pari pascalien », où l’adhésion de la Turquie constituerait le « véritable test de pérennité de l’Union européenne », cette dernière n’ayant alors d’autre choix que d’assurer les réformes nécessaires à sa survie. Hormis le fait que cette dernière posture rhétorique repose sur un syllogisme des plus douteux, elle ne fournit que très peu d’éléments concerts qui soient de nature à endiguer les incertitudes qui accompagnent la candidature turque. Or, à moins de consentir à soumettre son avenir à la providence, on ne saurait que trop se garder de construire l’Union européenne sur le seul bénéfice du doute.