jeudi, novembre 16, 2006

L'ère de la prohibition passive

Le décret interdisant la cigarette dans les lieux publics est paru le jeudi 16 novembre au Journal Officiel, la mesure prenant effet à compter du 1er février 2007, avec toutefois un sursis accordé aux cafés, tabacs et restaurants jusqu'au 1er janvier 2008 afin que ces établissements puissent adapter leurs structures. Ainsi, la loi Evin qui était majoritairement demeurée virtuelle reprend corps et semble appelée à bénéficier d’une volonté politique plus assurée que par le passé.
La nouvelle était connue, elle est donc désormais dûment inscrite dans la paperasse républicaine. Sur le territoire, la grogne des cafetiers s’organise, tandis que la majeure partie de l’opinion publique applaudit et que les premiers intéressés s’empressent de s’en griller quelques-unes pendant qu’il en est encore temps, l’espace de cette impunité qui bientôt prendra fin.
Quelques-uns parmi les plus frondeurs, bien sûr, s’insurgent et en appellent au respect de la liberté individuelle,intronisée sainte patronne des enfumeurs pour l’occasion.
Mais quels que soient les motifs d’indignations invoqués, qu’il s’agisse de la mort annoncée de la convivialité du bistrot de quartier, du manque à gagner ou de l’atteinte à la liberté que peut constituer cette mesure, le bon sens le plus élémentaire nous intime d’y souscrire, excepté si l’on entend dénier à autrui le droit de ne pas subir les conséquences d'un danger dont il a toujours entendu se préserver.
Entre le danger sanitaire et l’enjeu financier, l’Etat semble donc avoir fait son choix, en optant pour l’application du principe de précaution étendue à l’ensemble des lieux publics. A priori, la raison nous commande de féliciter une telle prise de position.
Comment expliquer alors qu’un sentiment de malaise diffus puisse persister autour de cette interdiction ? Peut-être les causes d’un tel trouble sont elles moins à rechercher dans le bien fondé d’une telle interdiction que dans le bruit médiatique qu’elle suscite, dans ce vacarme dont on ne peut douter que l’intensité est à la mesure de ce qui ne doit pas être entendu, de cette profusion des discours qui est une autre forme de silence.
En l’occurrence, c’est donc dans l’absence de critique qu’il faut déceler la faille. Et celle-ci est abyssale, à la mesure de l’incohérence qui prévaut désormais dans toute mesure prise sous les auspices d’une légitimité incontestable. En effet, dans ce domaine comme tant d’autres, la noblesse de la cause a éclipsé la raison.
Car cette interdiction de la cigarette dans les lieux publics, si elle contribuera selon toute vraisemblance à réduire considérablement les dommages imputables au tabagisme passif, risque fort de se révéler d’un effet infinitésimal chez les premiers concernés, fumeurs qui représentent à ce jour près d’un quart de la population adulte.
Or, si l’Etat est à ce point soucieux de s’acquitter de ses obligations en matière sanitaire, comment expliquer qu’une telle mesure, dont les effets sur les fumeurs ne sont que supputés – les autorités politiques estimant sur la base du rapport Morange que l’interdiction entraînera mécaniquement une baisse de la consommation individuelle – ne s’accompagne pas d’une action dirigée sur la source même du risque sanitaire, à savoir les manufactures de tabac elles-mêmes. Faut-il en déduire que le motif de santé publique légitime à lui seul l’ingérence étatique dans un comportement individuel mais qu’il devient inopérant face à un comportement économique ?

A l’heure où l’Union européenne est à même de normaliser les productions agricoles et d’imposer des seuils quantitatifs, où elle édicte des normes de sécurité toujours plus contraignantes, comment ne pas douter alors de l’authenticité de la volonté politique en matière de santé publique.
Car si la santé publique est effectivement devenue cet impératif étatique, si le tabac doit désormais faire l’objet d’une attention si particulière, on serait en droit d’attendre un acte politique fort à l’attention du lobby du tabac, notoirement connu pour accentuer la nocivité de ses produits à dessein de s’assurer l’addiction de sa clientèle.
Dans l’attente d’une telle décision, les prérogatives régaliennes de l'Etat continueront de s’effacer devant les lobbys, tandis qu’elles reprennent tout leur empire sur le citoyen "ordinaire", qui se prépare sans tout à fait s’en rendre compte d’entrer à inaugurer l'ère de la prohibition passive.

mercredi, octobre 11, 2006

Chazal, ou la théorie de la fatwa républicaine

(...) Le Tribunal de Grande Instance de Nanterre, saisi par la présentatrice et son compagnon Philippe Torreton, a ordonné, dans un référé rendu le 7 juillet, la suspension de la diffusion de Derrière l’écran, biographie romancée de Claire Chazal de Sarah Vajda (Pharos/Jacques-Marie Laffont). Motif invoqué par les plaignants : protection de la vie privée et droit à l’image. En attendant le jugement de fond, qui pourrait intervenir en octobre, le livre reste donc interdit à la vente.
On sait que les biographies non autorisées de personnalités – les «BNA», selon l’expression consacrée par les cabinets d’avocats – sont à la mode. S’abreuvant aux mêmes torves mamelles que la presse «trash people», l’exercice suppose un couple immuable : d’un côté un journaliste d’investigation soutenu par un éditeur prêt à en découdre avec les tribunaux civils, de l’autre une personnalité dont l’image publique camouflerait quelques turpitudes appétissantes.
Le problème, précisément, est que le livre de Sarah Vajda n'appartient pas à ce genre de dramaturgie : docteur en littérature, spécialiste des «droites nationales», entrée dans l’arène éditoriale avec une imposante biographie de Maurice Barrès, Sarah Vajda n'a guère le profil d'une échotière ou d'une enquêtrice des milieux télévisuels. L'auteur postule d'ailleurs que la vie de Claire Chazal se révèle particulièrement pauvre en événements saillants : «Claire parut dans la petite lucarne. Voilà toute son épitaphe.» Loin de charrier des révélations sur la vie privée de Claire Chazal, Derrière l’écran se présente d’emblée, sous le prétexte d’être une «biographie romancée, peut-être pas tant que cela, de la directrice de l’Information à TF1», comme un essai littéraire sur la chose télévisuelle, irrigué par les thèses de Guy Debord et Marshall Mac Luhan. Les premières pages s’ouvrent ainsi sur une scène surréelle : Claire Chazal, détrônée par une «Agathe fauve et carnivore», son antithèse parfaite, trouve le réconfort auprès d’un jeune homosexuel, lequel parvient à convaincre la star déchue, lui chantant les grands tubes des années 80, de tourner le film de sa vie. Il est évident que n’importe quel lecteur, arrivé à ce stade de Derrière l’écran, comprendra qu’on navigue ici dans un récit warholien où le vrai ne se distingue plus du faux, et que les fragments de vie privée de Claire Chazal n’ont finalement qu’un statut précaire. La présentatrice est analysée depuis son statut d’icône, le seul qui compte in fine; Claire, à l’instar des Marylin ou des Liz de Warhol, apparaît unique et reproductible à l’infini, une femme factice biglant vers la femme vraie.
Face aux salutaires questions posées par ce livre OVNI, les motifs judiciaires ayant présidé à son interdiction apparaissent dérisoires : la photo de couverture, achetée par l’éditeur à l’agence Gamma, poserait problème puisque Claire Chazal n’en a pas autorisé la publication (le juge se basant sur l’argument hautement discutable que «la personnalité médiatique de la plaignante ne [suffirait] pas à en faire un sujet d’actualité»)... La reproduction d’un poème de Philippe Torreton, sur une vingtaine de lignes, ne répondrait pas aux «exigences légales de la courte citation» et porterait atteinte aux «droits d’auteurs du demandeur»… La référence comique à un titre de vaudeville, Dommage qu’elle soit une putain, pour dépeindre les réactions d’un jeune amoureux éconduit serait injurieux, etc. On le comprend rapidement lorsque l’on se penche sur cette affaire : il y a une disproportion flagrante entre les faits reprochés – et certaines maladresses méritent sans doute d’être sanctionnées – et la gravité de la peine infligée au livre. (...)

On ne répétera jamais assez que l’interdiction d’un livre reste un événement rarissime en France. Que ce soit précisément ce livre-là qui, pour des motifs discutables, subisse la censure judiciaire devrait légitiment susciter un débat. Dans les jours précédant la sortie de Derrière l’écran, le journal Ici Paris, dans un article d’une violence inouïe, réclamait carrément «l’autodafé» pour le livre de Sarah Vajda. Il est attristant de constater que la justice, hélée par la femme-tronc préférée des Français, n’a pas hésité à suivre ce réquisitoire d’un autre âge.

Bruno Deniel-Laurent.

source: http://stalker.hautetfort.com/

Après l'intimidation réussie du ministre de l'Intérieur français sur un éditeur de petite envergure, dont un auteur de moindre envergure encore fit les frais, c'est donc au tour de l'un des écrivains les plus prometteurs, non pas tant par les promesses qu'elle tient que par les serments qu'elle défait et par sa capacité à bâtir des chefs d'oeuvre sur des lieux à priori communs (Amnésie a sa place au rang des miracles littéraires, ne serait ce que pour le dialogue imaginaire entre l'héroïne et Brasillach...), de connaitre les joies de la fatwa républicaine.

Ces derniers temps, il ne fait donc pas bon être du côté des Lettres. L'Image prévaut sur le Verbe, et la liberté d'expression est ainsi sommée de s'arrêter là où déborde la sensibilité exacerbée d'autrui.

On aurait tendance à s'habituer, à force des frasques imbéciles de quelques penseurs auto-proclamés (Redeker et Soral en sont les illustrations les plus récentes), à cet état de fait, à cette lente dégénerescence de la liberté publique au profit des intérêts particuliers.
En l'occurence, ce sont donc le "droit à l'image et le droit à la vie privée" qui viennent d'être invoqués pour porter un énième coup de grâce à la Littérature.
De la part de Sarah Vajda, on ne pouvait attendre autre chose que l'effet secondaire du souffle du Verbe, d'elle pour qui la révélation ne consiste pas à la mise à jour des détritus personnels de son sujet ou à l'exhumation de quelques cadavres dèjà placardés, de l'auteur on ne pouvait espérer que la sublimation du sujet, à priori fort pauvre s'agissant de la madone télévisuelle en question.
Sarah Vajda a eu ce grand tort d'être moins préoccupée par la vie privée de l'icône Chazal -que cette dernière ne répugne pas d'ordinaire à monnayer pour égayer nos mornes saisons estivales-, d'être moins soucieuse de faire chuter une idole de son pied d'estale que de révéler ce que dissimulait l'ensemble monolithique.
Et c'est en réalité tout ce qui est reproché à Sarah Vajda, reconnue coupable d'avoir usé de l'écriture non pour exciter la curiosité imbécile des lecteurs de tabloïds mais pour intégrer déménager l'idole vers un système de représentation auquel Dame Chazal entend demeurer étrangère autant qu'elle souhaite nous en interdire l'accès.

Heureux les imbéciles

Sur France Info, le communiqué tournait en boucle, flattant les oreilles sensibles et excitant des haines confortablement installées.
Au collège Jean Mermoz, dans la région lyonnaise, une adolescente aurait ainsi été lapidée par quatre autres élèves pour ne pas avoir respecté le Ramadan.
Ce matin encore, les présentateurs de france info soutenaient que le Parquet confirmait la thèse d'un acte de violence directement lié au Ramadan. Pour le reste, le conditionnel était de rigueur. La répétition faisant son oeuvre, parfaitement hypnotique, jusqu'à accorder aux errances médiatiques la valeur de l'impératif.

Dans la presse écrite pourtant, des dissonances apparaissent déjà, relèguant le concert radiophonique au rang de rumeur déjà essouflée:

www.liberation.fr/actualite/societe/209806.FR.php

www.lefigaro.fr/france/20061011.FIG000000053_le_ramadan_provoque_des_tensions_a_l_ecole.html

En somme, ce qui était décrit par les uns comme une scène de lapidation d'un autre âge devait pour les autres être considéré comme une violence indifférenciée, voire être reléguée dans la catégorie de la blague potache pour les observateurs les plus guoguenards.
A partir des éléments fournis, la réalité peinait à faire surface, noyée entre un flot de bons sentiments et des vagues houleuses de suspicion générale.


Mais dans cet évènement, seuls les propos du procureur devraient retenir l'attention, non parce qu'ils peuvent nous éclairer sur la réalité des faits, mais sur une réalité plus vaste, celle d'un appareil judiciaire qui affranchit l'accusé de sa responsabilité tout en consacrant la médiocrité de ce dernier.
En effet, pour le procureur Xavier Richaud, "S'il n'est pas impossible que la remarque faite par les collégiens soit en lien avec la rupture du jeûne, les quatre garçons n'ont pas fait preuve d'une conscience politique ou religieuse aiguisée durant leur interrogatoire", tempérant ainsi l'existence du lien entre les actes de violence et le Ramadan.

En droit, les faits sont parfois moins importants que la teneur du raisonnement, raison pour laquelle les faits eux même, qu'il serait en l'espèce péremptoire de vouloir éclaircir à l'heure actuelle au regard du peu d'informations fournies, il s'agit de s'en tenir au seul intangible qui nous est offert à travers les mots de l'homme de loi.
Sur le raisonnement seul, donc, on peut sans trop de peine affirmer que, si l'avis du procureur est suivi lors du procès des quatre collégiens (si tant est qu'il y est procès), il suffira désormais que l'auteur d'une violence à caractère religieux, politique ou ethnique soit un crétin notoire, "sans conscience politique ou religieuse aiguisée", pour que la dite violence rejoigne le lot commun des "incivilités", et perde de fait toute caractérisation.
Car, en considérant sa portée juridique, l'emploi du terme "conscience" par le procureur n'a rien d'anodin. Il augure en effet de la probable consécration d'un nouveau degré d'irresponsabilité en matière d'infractions spécifiques. En effet, si l'argumentation du procureur trouvait un écho favorable dans les prétoires, la problématique juridique pourrait devenir la suivante: à compter de quel seuil d'intelligence un individu est susceptible d'être reconnu responsable d'un crime à caractère religieux ou raciste?
Sera-t-il nécessaire de démontrer la somme de connaissances théologiques ou historiques d'un inculpé pour démontrer sa culpabilité?
Singulière interrogation, dont la réponse pourrait faire la joie de tous les intégrismes, offrant une impunité renouvellée à la conjuration d'imbéciles qui, définitivement, accèderait au bonheur le plus parfait et à l'amnisitie ad vitae eternam.

mardi, septembre 19, 2006

Lost in Jerusalem











jeudi, août 31, 2006

Quand Tel Aviv s'éveille...




Un sac abandonné sur le trottoir d’en face. Un cordon de sécurité a été installé, la circulation paralysée dans un périmètre de 500 mètres environ. En attendant l’arrivée de l’équipe de déminage, les flics se chargent de tempérer la curiosité générale pour cette bombe potentielle.


Alors qu’une rue plus loin, le Sheraton propose à sa clientèle une vue imprenable sur les flots méditerranéens, mon hotel à 45 shekels la nuit fait amende honorable en jouant la carte de l’authenticité, m’offrant l'un de ces réveils typiquement israëlien. Inquiétant folklore d’une ville où la vie semble rythmée à part égale entre les plaisirs balnéaires et la menace terroriste.
Pourtant, personne n’apparait comme étant véritablement inquiet. Tout au plus est-ce une forme particulière d’impatience qui vient d’envahir la rue Ben Yehuda, une certaine hâte de rejoindre le quotidien sans encombre. Les gens sont agglutinés derrière le barrage policier ; sans plus d’excitation, ils attendent comme un seul homme, comme un piéton discipliné devant son feu rouge.


A l’arrivée de la brigade de déminage, une sorte de chien lunaire est débarqué, jaune et silencieux… c’est le cerbère mécanique qui veille en cette occasion sur la quiétude des habitants de Tel Aviv. Après avoir longuement jaugé, reniflé le sac dans ses moindres recoins, la machine impitoyable finit par lui faire face, pour finalement l’envoyer ad patrès par trois tirs espacés les uns des autres d’une trentaine de secondes. Ce n’est qu’ensuite qu’un démineur en chair et os, son inutile armure kaki recouvrant ses habits civils, fait son apparition pour relier le sac éventré à un lampadaire à l’aide d’un système de poulie. Puis il se retire quelques instants… le temps que ses assesseurs procèdent à la dernière sentence.
La pendaison du sac est rapide, nette, professionnelle. Seul un bruit de verre brisé est venu perturber la solennité de l’instant, celui de la chicha que contenait le sac.
Le show se termine ainsi, les démineurs rappellent leur cerbère pendant que le cordon de sécurité commence à être levé, et la rue redevient elle même, hospitalière et grouillante de vie.
Quelques personnes seulement s’attardent encore autour du sac, que les démineurs ont laissé suspendu au lampadaire, pour l’exemple peut être…

mardi, juin 13, 2006

L'intégration de la Turquie dans l'Union Européenne: un pari pascalien



(Sous réserve de modifications, texte rédigé en février 2006)

Dans une époque où les relations internationales demeuraient organisées par le jeu de la Guerre Froide, la construction européenne demeurait circonscrite au cadre de ses seules frontières géographiques. De fait, le processus d’élargissement de l’Union s’avérait ainsi régulé par des circonstances indépendantes de la volonté politique des pays membres.
Entre la création de la Communauté européenne et la chute du Mur de Berlin, l’Europe des six sera donc devenue celle des douze après avoir intégré des pays exclusivement issus du continent européen. A compter de l’effondrement du bloc soviétique, il faudra une quinzaine d’années de négociations et du pour voir naître l’Europe des 25 le 1er mai 2004, avec l’intégration des pays dits post-socialistes. Mais désormais, la question de l’élargissement se pose en de tout autres termes, dans une configuration multipolaire des relations internationales où l’Union européenne se doit d’affirmer sa place et déterminer les limites qu’elle consentira ou non à se fixer.

C’est au travers de l’ouverture, le 3 octobre 2005, des négociations d’adhésion avec la Turquie que le renouvellement de la problématique de l’élargissement a été posée de facto. En effet, la possible intégration à l’Union d’un pays dont il n’est pas aisé de déterminer la filiation européenne suscite les plus vives réticences, si ce n’est une franche hostilité dans l’opinion publique européenne. Toutefois, cet émoi généralisé au sujet de la candidature turque semble bien tardif au vu d’un processus entamé de longue date.

Certains estiment d’ailleurs que ce processus d’adhésion débute dès 1963, date de la conclusion des accords d’association entre la Turquie et la Communauté européenne, accords dont on déduit parfois l’existence d’un engagement européen à intégrer la Turquie .
De façon formelle, le processus ne commence qu’en avril 1987, lors de la première demande officielle d’adhésion de la Turquie, qui recevra un avis négatif en décembre 1989.
Après l’entrée en vigueur de l’union douanière le 31 décembre 1995, union prévue par les accords de 1963, la Turquie obtint le statut de candidat lors du Conseil européen d’Helsinki, en décembre 1999, et ce sur la base des critères d’adhésion communs à tous les pays, fixés lors du Conseil de Copenhague de 1993.
C’est lors d’un nouveau Conseil européen à Copenhague, en décembre 2002, que l’Union décide qu’elle « ouvrira sans délai des négociations d’adhésion » avec la Turquie dès lors que celle-ci aurait satisfait aux critères de Copenhague.
Ainsi, suite au rapport positif de la Commission sur la Turquie rendu le 6 octobre 2004, ainsi qu’à une résolution du Parlement européen abondant dans ce sens, soulignant les progrès de la Turquie en matière de respect des critères politiques, le Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004 s’est prononcé en faveur d’une ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie, négociations désormais effectives depuis le 3 octobre 2005.

Il serait vain de nier la singularité de la candidature turque, dont la spécificité ne lasse pas d’étonner de par son histoire, de par les paradoxes autour desquels s’organisent la vie politique et sociale de ce pays ou de par sa situation géographique unique.
Cette candidature constitue avant tout pour l’Union européenne un cas d’école, qui pourrait bien faire jurisprudence dans les prochaines décennies quant à sa politique d’élargissement.
A ce titre, il est nécessaire d’examiner la candidature de la Turquie sous l’angle du droit communautaire positif (A), puis d’identifier l’ensemble des enjeux que celle-ci implique.





A/ La candidature turque : une exception au regard du droit communautaire

Préalablement à toute considération relative à la spécificité de la Turquie en tant que nation, c’est en tant que pays candidat que celle-ci doit être considérée, raison pour laquelle il est nécessaire de clairement définir la politique d’adhésion à l’Union européenne

1°- Les conditions d’adhésion à l’Union européenne

Simplifiée depuis le Traité de Maastricht, la procédure d’adhésion à l’Union européenne demeure principalement organisée par l’article 49 du Traité de Maastricht en sa version consolidée, qui dispose que « Tout pays européen qui respecte les principes énoncés à l’article 6§1 peut demander à devenir membre de l’Union Européenne ». On distinguera dans cette procédure le volet communautaire de celui qui relève de la seule compétence des Etats membres.

Au sein même de la phase communautaire, on peut aisément distinguer trois périodes.
La première est constituée de la procédure attachée à la recevabilité même de la candidature. Conformément à l’article 49 précité, la demande de candidature est donc adressée par l’Etat intéressé au Conseil, lequel doit se prononcer à l’unanimité, et ce après consultation de la Commission et émission d’un avis conforme du Parlement européen, qui devra à cette occasion se prononcer à la majorité absolue des membres qui le composent.
S’ensuit alors l’éventualité d’une seconde période, où la Commission peut émettre un avis préliminaire visant à organiser la stratégie de pré-adhésion, conditionnant l’ouverture des négociations d’adhésion à la réunion de critères déterminés.
Enfin, la troisième phase de la procédure communautaire débute par l’ouverture, sur décision du Conseil, des négociations d’adhésion proprement dite, qui seront en pratique menées entre les Etats candidats et la Communauté, cette dernière représentant les Etats membres.
La phase interétatique, qui vient clore l’ensemble de la procédure, s’organise autour de la conclusion d’un accord d’adhésion entre les Etats membres et les Etats candidats, ledit accord portant sur les conditions d’admission ainsi que sur les adaptations que l’admission entraînera « en ce qui concerne les traités sur lesquels sont fondés l’Union ».

Au-delà du nécessaire respect de la procédure d’adhésion, la candidature est naturellement soumise à des exigences de fond, qui découlent en partie de l’article 49 précité ainsi que de la pratique communautaire et de l’opinio juris.
Ainsi, il résulte de la rédaction de l’article 49 ce que l’on a coutume d’appeler la condition statutaire et géographique, c’est-à-dire que le pays candidat doit être un Etat reconnu comme tel par l’ensemble des Etats membres et être situé en Europe. En outre, une exigence politique s’est progressivement imposée comme condition sine qua non de l’adhésion, et ce notamment suite à l’intégration de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal, trois pays qui ne furent intégrés l’Union qu’à l’issue de leur processus de démocratisation. Dès 1978, en déclarant « solennellement que le respect et le maintien de la démocratie représentative et des droits de l’Homme dans chacun des Etats membres constituent des éléments essentiels de l’appartenance aux Communautés », les chefs d’Etat et de gouvernement consacraient l’obligation faite au pays candidat d’être un Etat démocratique et respectueux des Droits de l’Homme. Depuis la version consolidée de l’article 49 précité, disposant que seul un « Etat européen qui respecte les principes énoncés à l’article 6§1 » du Traité sur l’Union européenne est susceptible de devenir un Etat membre, il n’est plus permis de douter de l’intangibilité de cette condition politique. Enfin, à l’ensemble de ces exigences s’ajoute une condition technique non négligeable, à savoir le respect de l’acquis communautaire par l’Etat candidat, qui s’affirme autant comme le corollaire du principe d’une adhésion intégrale à l’Union européenne que comme une garantie de la pérennité des traités fondateurs de l’Union.

A considérer ces éléments, on constate que, en amont de la qualité d’Etat membre, le statut d’Etat candidat ne s’acquiert donc qu’après satisfaction d’exigences considérables. Or, certains éléments dans la candidature turque semblent témoigner d’un relatif abaissement des doléances communautaires dans ce domaine.


2°- Un affaiblissement des exigences européennes dans le processus d’adhésion

Si la candidature turque s’est fort naturellement conformée au processus d’adhésion quant à la forme, force est de constater qu’on ne saurait en dire autant quant aux conditions de fond. En effet, « les conditions de 1987 », dont les institutions de l’Union européenne semblent mal assumer la teneur, s’avèrent n’avoir jamais été respecté par la Turquie.
En effet, bien que n’ayant fait l’objet d’aucune annulation au cours du processus d’adhésion et étant mentionnée dans les rapports d’étapes de novembre 2003 et octobre 2004, ainsi que par le Parlement dans le rapport Oostlander, les conditions posées par le Parlement européen lors de la première demande officielle de la Turquie sont incontestablement demeurées lettres mortes. Le Parlement avait ainsi érigé la reconnaissance sans condition du génocide arménien, la reconnaissance de la république de Chypre et le retrait des troupes turques de l’île, le plein respect des droits de l’homme, ainsi que la reconnaissance et le respect des minorités religieuses non musulmanes sunnites comme conditions sine qua non d’une intégration de la Turquie, et c’est notamment sur la base de celles-ci qu’avait alors été refusée la candidature turque.

Or, il est indéniable qu’aucune avancée notable n’a eu lieu quant aux questions relatives au génocide arménien. La propagande négationniste est encore à l’œuvre dans les écoles turques et dans l’espace public, où toute opposition peut être qualifiée de trouble à l’ordre public ou d’ « hostilité anti-turc » .
De même, malgré la signature en 2004 par Ankara d’un protocole additionnel d’accord douanier dont Chypre est également signataire, le chef de la diplomatie turque a affirmé que la dite signature ne constituait « en aucun cas une reconnaissance implicite de Chypre par Ankara » . Ainsi, on assiste à une situation ubuesque sur la scène européenne, où un Etat membre à part entière de l’Union est partiellement occupé par l’armée d’un Etat candidat, qui persiste de plus à ne pas reconnaître la seule entité de l’Ile de Chypre qui bénéficie de la reconnaissance de la communauté internationale.
Concernant le respect des « minorités religieuses », telles les Alévis , représentant un cinquième de la population turque, il faut souligner que celles-ci ne disposent pas de la personnalité juridique et ne sont donc pas habilitées à gérer librement leur patrimoine ou leur lieux de culte. En effet, l’acquisition des lieux de culte reste soumise à l’accord préalable d’une organisation musulmane, la Direction des Fondations , qui s’est notamment fixé pour objectif de pourchasser le « prosélytisme chrétien ». De même, on retiendra que l’article 163 du Code pénal turque a érigé « l’évangélisme » et le « prosélytisme » autre que musulman sunnite en infraction sévèrement réprimée, au motif que « ces activités missionnaires » seraient « inspirées par des mobiles politiques, menaçant l’harmonie sociale entre les turcs » .
Concernant le respect des droits de l’Homme, et malgré de substantielles évolutions dans ce domaine, la Turquie reste néanmoins sujette à caution. En effet, même si selon les termes même de Günter Verheugen, ex-commissaire européen à l’élargissement, « la pratique de la torture n’est plus systématique en Turquie » , elle y reste courante, ce qui est attesté par de nombreux rapports émanant d’organisations de défense des droits de l’homme ainsi que par des rapports de la Commission européenne même. Par ailleurs, la liberté d’expression subit encore de nombreuses restrictions en Turquie. Les articles 312 et 305 du Code pénal réformé en 2004, censé satisfaire au " niveau requis par les standards européens", prévoient en effet des peines de dix et deux ans de prison ferme pour les citoyens turcs qui mentionneraient l’existence du génocide arménien, reconnaîtraient la république de Chypre ou critiqueraient l’Etat turc ou le gouvernement et ce qui est appelé « les avantages nationaux ».
Malgré ce constat affligeant au regard des conditions de 1987 et des critères de Copenhague, la Commission européenne, et ce malgré de nombreuses réserves relatives à "la torture, les droits de la femme, les droits syndicaux, la liberté religieuse, les rapports entre le civil et le militaire", a estimé le 6 octobre 2004 que la Turquie respectait « suffisamment » les critères démocratiques fixés par l’Union européenne. C’est sur la base de ce rapport pourtant mitigé, qualifié de « réponse positive mais prudente » par Romani Prodi, que la décision fut prise d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie. Force est de constater que nous sommes fort éloignés du seuil d’exigence qui prévalait en 1987.

Dans le cadre des négociations d’adhésion récemment ouvertes, et malgré une candidature largement défaillante au regard du droit communautaire, il n’est évidemment plus temps de contester à la Turquie son statut de pays candidat. Un tel retournement signifierait pour l’Europe de consentir à se décrédibiliser tant aux yeux de son opinion publique que de ses interlocuteurs turques Désormais, seuls les enjeux portés par cette candidature méritent de retenir l’attention.


B/ La réalité des enjeux de la candidature turque

Le plus fréquemment, il est à déplorer que le débat relatif à la candidature turque soit monopolisé par des discours à la xénophobie à peine voilée auxquels s’opposent des plaidoyers d’un angélisme pathologique. Ainsi est-il nécessaire dans un premier temps d’évincer de ce débat essentiel les éléments qui le biaisent, afin de discerner les véritables enjeux qu’implique la candidature turque.

1°- Un débat sous influence morale et culturelle

L’« européanité » de la Turquie est sans aucun doute le point le plus propice à la controverse, que celle-ci soit évoquée en termes culturels, religieux ou géographiques.
S’agissant d’un pays dont plus de 95 % du territoire est situé en Asie, il est évident que l’adhésion de la Turquie constituerait un abandon sans précédent du critère géographique retenu jusqu’alors par l’Union. Du fait d’un abandon déjà partiellement consacré par l’ouverture des négociations d’adhésion, on assiste naturellement à l’émergence de critères nouveaux, ou plus précisément de faisceaux d’indices destinés à attester de l’appartenance de la Turquie à l’Europe.

Dans ce contexte d’incertitude, il est donc fréquemment rappelé que la Turquie est l’un des piliers de l’Otan et qu’elle est également membre du Conseil de l’Europe. Or ces arguments semblent encourager une confusion de nature entre des institutions pourtant indépendantes les unes des autres.
En effet, l’Otan est une organisation pluricontinentale, composée de 26 pays d’Amérique du Nord et d’Europe, offrant à ses Etats membres une structure au sein de laquelle ils peuvent se consulter sur les questions de sécurité d’intérêt commun, qui de toute évidence dépasse de loin le cadre communautaire. Le Conseil de l’Europe, composé de pas moins de quarante-six Etats membres, est une organisation internationale visant à promouvoir la démocratie, les droits de l’homme, l’identité culturelle européenne. A moins d’afficher clairement la volonté d’une Union européenne « à quarante-six », projet relevant pour l’heure de l’utopie, on comprend difficilement en quoi l’adhésion de la Turquie au Conseil de l’Europe en ferait un pays plus européen que l’Azerbaïdjan, également membre de cette organisation.
Mais quand bien même ces arguments devraient être recevables, ces différentes institutions étant alors considérées comme antichambres de l’Union européenne, il reste que l’adhésion de la Turquie à une institution telle que l’Organisation de la Conférence Islamique, dont l’objet est de promouvoir l’islamisme wahhabite dans le monde, est de nature à sérieusement contrarier l’appartenance de la Turquie à l’Europe sur la base des critères d’adhésion à des organisations considérées comme européenne.
Par ailleurs, certaines voix s’élèvent pour rappeler que l’intégration aurait été promise à la Turquie. En effet, du fait que le préambule des accords d’association de 1963 précisait que « l’appui apporté par la communauté européenne aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la Communauté », les partisans actuels de la candidature d’Ankara croient y décèler l’expression d’un engagement solennel de l’Europe envers la Turquie. Mais cette interprétation de la convention d’association de 1963 ne prend pas en compte l’intégralité du texte. A la lecture de l’article 28 du traité institutif des dits accords, la théorie d’une adhésion « promise » semble nettement contrariée, puisqu’il est mentionné sans ambiguïté possible que « Lorsque le fonctionnement de l’accord aura permis d’envisager l’acceptation intégrale, de la part de la Turquie, des obligations découlant du traité instituant la Communauté, les parties contractantes examineront la possibilité d’une adhésion de la Communauté à la Turquie ».

Mais, il faut en convenir, ce n’est pas la situation géographique de la Turquie qui pose immédiatement problème, que ce soit dans l’opinion publique ou auprès des élites européennes, mais bien le fait qu’il s’agisse d’un pays majoritairement musulman, et que cette religion suscite les plus vives inquiétudes dans l’Europe actuelle.
Dans cet frilosité européenne face à l’Islam, les partisans d’une intégration à l’Union de la Turquie opposent fréquemment la laïcité de cette dernière aux promoteurs d’une Europe judéo-chrétienne. Or, il convient de préciser que le concept de laïcité en sa version turque diffère grandement de celui généralement appliqué par les Etats membres de l’Union. En effet, si le kémalisme politique a largement contribué à favoriser le développement d’une exception laïque au sein d’un environnement musulman, il faut convenir que cette dernière est en déclin permanent depuis 1950 et ne doit sa survie qu’à l’autoritarisme militaire qui imprègne la société turque.
En effet, malgré un préambule de la Constitution de 1980 affirmant que « en vertu du principe de laïcité les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’Etat ni à la politique » et l’article 24 de ladite Constitution qui dispose que « Chacun possède la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse », la Turquie contemporaine ne souffre plus la comparaison avec celle de Mustafa Kemal. L’enseignement de la religion musulmane y est en effet obligatoire dans les écoles et donne ainsi lieu à la rémunération de 90000 imams par l’Etat, les non-musulmans y sont écartés de la haute fonction publique et l’appartenance religieuse fait l’objet d’une mention sur les cartes d’identité… La pratique est incontestablement fort éloignée de l’esprit des textes fondamentaux.
De plus, si l’on considère la récente accession au pouvoir de l’AKP en novembre 2002, parti qualifié d’ « islamiste modéré », qui s’avère être l’héritier du Milli Görüs, c’est à dire une doctrine ayant réalisé la jonction entre le nationalisme turc et de l’islamisme, dont la lutte contre la laïcité, les valeurs occidentales et le kémalisme a toujours constitué l’un des piliers. De même, on est droit d’émettre quelques réserves quant à l’avenir immédiat de la laïcité en Turquie, si l’on considère la personnalité et l’entourage de Recep Tayyip Erdogan, premier ministre dont le directeur de campagne, Abdulrhamane Dilipak, est l’auteur d’un best-seller intitulé Vive la Charia. En 1998, Erdogan, auteur de cette sommation à l’Europe de démontrer qu’elle n’était pas « un club chrétien », fut condamné pour incitation à la haine religieuse pour avoir récité en public les vers de l’un des pères du nationalisme islamiste turc . Le fait qu’Erdogan considère que « la démocratie n’est pas une fin mais un moyen » n’est pas sans éclairer par ailleurs sur la nature de l’ « islamisme modéré » de l’AKP, dont on peut supposer que la modération ne porte pas tant sur la teneur des convictions que sur les moyens de les concrétiser.
Pour autant, les arguments des opposants à l’intégration de la Turquie relatif à une incompatibilité religieuse ou culturelle de celle-ci avec l’héritage judéo-chrétien dont l’Europe serait dépositaire apparaissent difficilement recevables. En effet, au-delà du fait qu’ils portent eux-mêmes atteinte à la vocation laïque de l’Union, telle qu’elle peut se déduire du refus d’inscrire dans le projet de Traité de Constitution pour l’Union les « racines chrétiennes » de l’Europe, l’argument d’une incompatibilité religieuse de principe repose essentiellement sur le fantasme une Europe religieusement unie. A ce propos, il a été fort justement rappelé que l’Europe chrétienne, c’est-à-dire la chrétienté organisée en une entité politique européenne, n’a pas duré au-delà de quelques décennies carolingiennes .

De cette affirmation récurrente de l’incompatibilité de Turquie avec l’« identité européenne » que les élites européennes elles-mêmes ne manquent pas d’alimenter , c’est une conception anachronique de l’Union européenne qui transparaît en filigrane. En effet, le débat ainsi mené laisse à penser que l’intégration de la Turquie est assimilable à une question de politique intérieure qui se poserait dans le cadre d’un Etat-Nation, qui plus est dans sa définition la plus stalinienne , c’est-à-dire exclusivement déterministe. Or l’Union européenne, bien qu’elle soit une communauté historiquement constituée et politiquement organisée, n’a jamais eu pour vocation d’être une transposition à l’échelle continentale du concept de l’Etat-Nation, et se révèle avoir été un ensemble hétérogène dès sa création. Aujourd’hui encore, il n’existe pas d’unicité européenne et certains pays demeurent sous influence religieuse, sur des points aussi importants que l’avortement notamment . Son ambition originelle a toujours moins été de se substituer aux nations que d’organiser leur coexistence pacifique par une collectivisation de leurs intérêts et d’un ensemble de processus décisionnels.
En définitive, il faut convenir que la candidature turque pose à l’Union européenne « un réel problème existentiel » . Elle la questionne sur une problématique fondamentale mais dont elle avait jusqu’ici fait l’économie : elle l’interroge sur son identité, sur la nature de son projet autant que sur les limites qu’elle entend se fixer. C’est ainsi que la candidature turque cristallise tous les non-dits de l’Europe et la somme de sortir de sa réserve sur des thèmes dont elle se voulait affranchie depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Malgré l’importance de déterminer la possible existence d’une identité européenne, il serait toutefois regrettable de sacrifier la candidature turque à ce seul intérêt. C’est en fonction des principes fondamentaux sur lesquelles se fondent l’Union, tels qu’ils résultent des traités institutifs, et de ses intérêts que l’éventualité d’une adhésion de la Turquie doit être discutée.


2°-Les véritables enjeux de la candidature turque

La survie de toute entité politique dépend essentiellement de sa capacité de conciliation entre ses intérêts et les valeurs dont elle se réclame.
Nous avons pu constater précédemment, s’agissant de la recevabilité de la candidature turque, que l’Union avait ostensiblement sacrifié à quelques principes au regard des critères de 1987. Dès lors, il devient nécessaire de déterminer si cette révision à la baisse des exigences de l’Union quant à la candidature turque se trouve justifiée par ses intérêts.

Jacques Chirac lui-même a défini le triple intérêt de cette candidature. Dans un premier temps, il est souligné l’importance politique d’un tel élargissement de l’Union « sur le plan de la sécurité, de la stabilité, de la paix », argument qui renvoie implicitement à une intégration de la Turquie animée par l’ambition de contredire la théorie du « choc des civilisations ». Ensuite, l’intérêt économique est également mis en exergue, du fait que « la Turquie représente un énorme marché et un pays puissant économiquement ». Enfin, il est régulièrement avancé l’intérêt géostratégique d’une Union européenne « renforcée dans sa puissance pour demain par la présence de la Turquie » « face aux grands ensembles du monde, de la Chine, de l'Inde, de l'Amérique du nord ».

S’agissant de l’intérêt politique et géostratégique, il demeure permis d’émettre quelques réserves quant à la pertinence pour l’Union de devenir frontalière, suite à l’intégration de la Turquie, de pays ouvertement hostiles à l’Occident, tels l’Iran et l’Irak, ou réputés pour être un espace privilégié de recrutement et de transit des réseaux islamo-terroristes, telle la Géorgie et l’Azerbaïdjan. De plus, il faut préciser que sur un plan purement politique, l’intégration de la Turquie, loin de constituer l’interface tant espérée entre l’Europe et le Moyen-Orient, ne fera vraisemblablement qu’attiser le ressentiment croissant du monde musulman contre l’Europe. Tout porte en effet à croire qu’un tel événement représenterait pour les plus fervents musulmans une énième expression de l’impérialisme occidental, qui absorberait ainsi la nation qui a porté le califat pendant près de cinq siècles. Mais, outre le caractère douteux de cette rhétorique suggérant qu’il vaudrait mieux avoir la Turquie « avec soi que contre soi », procédé que certains n’hésitent pas à qualifier de « chantage à la peur », celle-ci méconnaît manifestement la façon dont est considérée la Turquie dans le monde musulman. En effet, déjà qualifiée de « régime apostat » depuis l’abolition du califat par Mustafa Kemal Atatürk en 1924, la Turquie est également très vivement critiquée pour les relations qu’elle entretient avec les Etats-Unis et Israël, étant à ce titre fréquemment comptée au nombre des « laquais serviles de l’Occident ».

Ensuite, concernant l’intérêt économique supposé d’une entrée de la Turquie dans l’Europe, certains éléments viennent fortement atténuer l’euphorie de cet argument. En effet, la Commission européenne a elle-même évalué le coût d’une adhésion de la Turquie à 28 milliards d'euros par an, du fait des « subventions de rattrapage » qui lui seraient censément alloués sur les mêmes critères que les pays récemment intégrés, afin que soit modernisée son économie. Sachant que ce coût estimé par la Commission représente près du tiers du budget total de l'Union et de la totalité des fonds structurels actuels, et que l’incertitude règne quant à la durée de cette aide à la modernisation, on saisit que sur le plan économique, il est donc permis de tempérer l’enthousiasme économique que suscite l’éventualité d’une intégration de la Turquie. De plus, la Commission avait estimé en 1995 que l’élargissement à vingt-cinq, sans prendre en compte la Turquie donc, entraînerait une baisse du revenu individuel des citoyens de l’Union de 16 %... Sur le seul plan de l’économie, nombreux sont les éléments qui suggèrent que l’intégration de la Turquie dans l’Union se ferait au détriment de cette dernière, et plus nombreuses encore sont les incertitudes quant aux avantages qu’elle peut en attendre.

Mais en amont des spéculations diverses sur les intérêts d’une adhésion de la Turquie, c’est l’aptitude même de l’Union à intégrer un nouveau membre qui doit réellement fa ire débat. En effet, les critères d’adhésion dits de Copenhague ont clairement disposé que « la capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne constitue également un élément important répondant à l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats ». Ce critère d’aptitude, outre la question économique qu’il soulève et que nous avons évoquée précédemment, implique que la construction européenne ne saurait être menée sur le seul plan de l’élargissement, sans s’accompagner de l’approfondissement nécessaire au fonctionnement cohérent d’une Union considérablement élargie. Or, si l’on prend en compte le fonctionnement de l’Union à vingt-cinq sous l’empire du traité de Nice, on constate que les processus d’élargissement et d’approfondissement, qui devaient êtres menés conjointement, sont désormais désolidarisés, rendant l’Union d’autant plus difficile à gouverner. Dans l’hypothèse d’une pérennisation d’un système favorisant les Etats les plus peuplés dans le cadre du processus décisionnel, tel le système de la « double majorité qualifiée » en vigueur, et considérant la démographie exponentielle de la Turquie, celle-ci deviendrait l’un des Etats prépondérants au sein du Conseil européen et du Parlement, avec tous les risques de paralysie que cela comporte pour l’Union si l’ actuelle orientation politique de l’AKP venait à perdurer à Ankara.

En définitive, les arguments en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’Union sont animés d’un ressort paradoxal. D’un côté apparaît une conception fataliste de la construction européenne, dans laquelle l’Union n’aurait plus la capacité d’interrompre un processus largement entamé, et d’un autre est affiché un optimisme inébranlable dans la capacité de la Turquie à intégrer l’Union autant que dans l’aptitude de cette dernière à l’accueillir.

Actuellement, défendre l’adhésion de la Turquie tient à priori plus du pari que du projet politique. Du côté des partisans, certains ne cachent d’ailleurs pas qu’il s’agirait d’un « pari pascalien », où l’adhésion de la Turquie constituerait le « véritable test de pérennité de l’Union européenne », cette dernière n’ayant alors d’autre choix que d’assurer les réformes nécessaires à sa survie. Hormis le fait que cette dernière posture rhétorique repose sur un syllogisme des plus douteux, elle ne fournit que très peu d’éléments concerts qui soient de nature à endiguer les incertitudes qui accompagnent la candidature turque. Or, à moins de consentir à soumettre son avenir à la providence, on ne saurait que trop se garder de construire l’Union européenne sur le seul bénéfice du doute.

jeudi, juin 08, 2006

La raison du plus faible

J’ai assisté le mercredi 7 juin à un spectacle ludique autant qu’instructif sur la perception de la démocratie par une certaine jeunesse contestataire sûre d’elle même et de ses idées, à la réjouissante opposition entre les forces de l’ordre et la faiblesse de la parole.

Dans le cadre de la Commission du débat national « Université – Emploi », une journée débat était organisée à l’Université Paul Cézanne à Aix en Provence autour du thème « L'orientation, l'information et l'insertion professionnelle ».
C’est à cette occasion qu’une cinquantaine de jeunes (selon les estimations du syndicat Sud Etudiant), armés de la seule force de leurs convictions, ont entrepris de participer à ce débat en milieu d’après-midi, leur contribution à celui-ci reposant en fait sur la volonté … de l'abréger. Car ces jeunes amoureux de la démocratie, dont ils découvrent visiblement à peine les principes, ont considéré que ce débat représentait une intolérable collusion entre l’Université et l’Entreprise, rencontre dont il redoute les conséquences quant à l'enseignement des matières considérées comme étant les moins "productives".

A considérer le thème abordé par cette journée-débat, on peut raisonnablement s’interroger sur la pertinence des revendications de ces manifestants. Car si le simple fait d’évoquer les perspectives professionnelles au sein même de l’Université (dispensant accessoirement les connaissances indispensables à l'entrée dans la vie dite "active") doit être considéré comme une hérésie libérale, il va sans dire que c’est bientôt la possibilité même d’appréhender l’Université autrement que comme un sanctuaire réthorique qui sera déniée et combattue.
Mais n’en déplaise aux contestataires, l’Université n’est pas un lieu étranger à la société, son indépendance n’est pas synonyme d’autarcie, elle peut mieux que toute autre institution rencontrer l’Entreprise sans perdre son âme.
Pourtant, c’est à partir de cette considération qu’une cinquantaine de manifestants se sont ainsi crus en droit de venir « faire la claque » dans un débat d’idées, persuadés d’œuvrer pour le bien commun en empêchant l’échange des points de vue. A la pertinence des arguments, ils ont privilégié la force de leur conviction, ils ont pris le parti de la manifestation sonore plutôt que de la discussion.

Ce à quoi le président de l’Université a apporté la réponse la plus légitime qui soit, en faisant appel aux forces de l’ordre pour expulser les perturbateurs, tâche dont les dites forces se sont acquittées avec un professionnalisme à mon sens inégal. En effet, de ce que j’ai pu en voir, certains représentants de l’ordre ont dispensé des coups de matraques avec une générosité parfois disproportionnée, à mon sens, face à la résistance des manifestants ou du moins vis-à-vis des réelles aptitudes de ces derniers à la résistance. Le réflexe technologique aidant, de nombreux étudiants ont filmé la scène avec leur téléphone portable, il sera donc aisé de déterminer dans quelle mesure l’intensité de cette répression a été ou non justifiée.

Mais, à mon sens, le plus enrichissant apport de cet "évènement" réside dans son dénouement immédiat. Une fois expulsés de l’enceinte de l’Université, ces manifestants, ceux là même qui étaient venus à seule fin d’interrompre l’échange démocratique de la parole, ont hurlé au fascisme, fustigé les étudiants en droit présents de ne les avoir pas soutenu dans l’affrontement contre les forces de l’ordre, et pour finir invoqué… le droit à la liberté d’expression !
On pourra retenir de cette histoire, appelée à se reproduire sous diverses formes et pour des causes tout aussi affligeantes pour les esprits lucides, que l’homme n’est pas fait pour penser en meute.
Car ces manifestants, mal informés ou trop bien manipulés, ont entrepris d’interrompre un débat, non pas pour sa dangerosité vis-à-vis de la démocratie et des valeurs républicaines, mais parce que celui-ci heurtait leurs préjugés. Avant même de débattre, ils ont entrepris d’imposer leurs craintes et leur idéologie en exigeant le silence d’autrui. Ils ont exigé l’allégeance comme préalable à la liberté d’expression.
Et nul doute que la cuisante expérience de la démocratie faite par ces manifestants ne fera que les renforcer dans leurs postures et leurs convictions, car ils ont obtenu quelque chose d’inestimable dans cette République : en se faisant rosser par les forces de l’ordre, ils sont passés de l’état d’agresseur à la condition de victime. Cette transfiguration inespérée les affranchit d’autant plus de la nécessité de recourir à la parole démocratique plutôt qu’à l’éructation juvénile, puisque l’époque leur a enseigné que celui a qui l’on cause du tort a naturellement raison, que le moindre bon grain purifiait l'ivraie et que la raison du plus faible devait l'emporter sur l'intelligence.



PS: Ci joint le communiqué de Sud Etudiant http://www.sud-etudiant.org/article.php3?id_article=586"">